Quand on est médecin urgentiste, portant secours en montagne, dans les grands massifs, ou ailleurs aux quatre coins du monde, raids, déserts, forêts amazoniennes, il faut sans aucun doute posséder de grandes compétences de multipraticien  afin d’affronter les difficultés du terrain, ainsi qu’une attirance et une habitude de l’extrême, mais aussi un courage certain. 

Pourtant, ce qui nécessite encore plus grand courage, c’est de s’arracher à son quotidien, à ses repères et à ses certitudes, voire à ses préjugés, d’accepter qu’il n’y a pas de vérité qui tienne, même en médecine, et de partir jouer au funambule en toute méconnaissance du risque. Affronter le « pourquoi aller voir ailleurs, on n’est pas bien chez nous ? », sans pour autant renoncer à ses propres racines, à sa propre éducation, à sa propre expérience. Accueillir l’étranger et l’étrange pour ce qu’ils sont. Rester perplexe, dubitatif, mais rester quand même. Le Dr Bernard Fontanille, de Chamonix, revient avec 20 films de 26 minutes tournés dans 17 pays diffusés sur ARTE et un livre. La saison 2 est en cours. 

Dr Fontanille, pourquoi cet intérêt pour  les médecines de l’ailleurs, apparemment si éloignées de notre façon de soigner ?

Ce projet est arrivé à point nommé. Malgré l’excellence technique de la médecine en France, je me suis trouvé pris dans l’engrenage de l’hôpital qui, en particulier aux urgences, efface le patient et ne considère que sa pathologie.  Il est demandé au médecin de justifier la prise en charge  et de se préoccuper du pronostic vital. Uniquement. Il n’y a aucun temps prévu pour s’occuper du patient, qui disparaît totalement derrière sa demande.  J’ai réalisé que je perdais peu à peu le sens de la relation thérapeutique, ce qu’est un patient, ce qu’est un médecin, j’en étais même souvent devenu désagréable. 

Je considère donc que j’ai eu une chance inouïe de laisser de côté pour un moment les diagnostics, les compte-rendus et mon interlocuteur principal, mon ordinateur. J’avais lors de mes expéditions précédentes, croisés des soignants, et une question revenait sans cesse à mon esprit : qui sont ces gens qui soignent ? qui soignent jour après jour toutes sortes d’affections, des fièvres, des diarrhées, parfois des maladies graves. Me ressemblent-ils derrière leurs pratiques si différentes des miennes ? Est-ce que l’empathie, c’est universel ? Quelles sont leurs motivations ? Et je me suis aperçu petit à petit à quel point même mes préoccupations, mes interrogations, étaient loin de leur culture, de leur façon de voir, de vivre, de penser. Comment voulez-vous poser à un chamane cette question qui nous tarabuste tous, nous les médecins occidentaux : êtes-vous angoissé quand vous n’avez pas le traitement ? Un chamane ne se pose pas ce genre de questions, en tous cas pas en ces termes. J’ai vraiment compris que la culture imprègne une manière de vivre toute entière, et la médecine en fait partie, avec ses lois, ses obligations, sa sensibilité locale, ses non–dits, ses errances, ses échecs, ses joies, ses intuitions. Mes propres connaissances médicales que j’étais heureux d’offrir dans cet échange n’étaient pas spécialement utiles, ni entendues, ni sollicitées comme je m’y attendais. J’ai appris à recevoir.

Est-ce ces séjours ont changé votre pratique de la médecine ?

J’avais à peine touché du doigt ces pratiques avant les voyages pour ARTE. Je pouvais y être indifférent, et même porter avis un négatif, j’étais très formaté, mais j’avais décidé d’être bienveillant.  Je ne m’attendais pas à trouver tant de connaissances, de capacités d’observation, pas seulement sur la maladie, mais sur les liens de l’homme avec tout ce qui l’entoure. Je suis devenu beaucoup plus tolérant face aux demandes de mes patients. Je suis maintenant beaucoup plus gentil, ce n’est pas rien, et ce n’est pas donné, même si souvent le temps manque. J’ai réalisé que j’aimais écouter les plaintes des patients, leurs histoires, mais après une consultation vraiment attentive, je me suis dit : je pourrais écouter une personne par jour, pas dix. Un ami psychiatre m’a dit un jour que je lui en parlais : si tu écoutais tes patients au lieu de parler, tu serais plus utile et moins vite fatigué. Les gens viennent avec 500 kg sur le dos qu’ils posent devant toi, et toi tu leur rajoutes des pierres…  Je sortais de mon métier pour entrer dans une vocation. Aussi,  je suis devenu extrêmement optimiste, alors que ce n’était pas mon tempérament. Car j’ai vu comment l’être humain est capable de s’adapter, et malgré des vies très dures,  matériellement très complexes, vraiment des vies de chiens, d’être solidaire, de se sacrifier pour les autres, comme se lever sans se plaindre toutes les nuits pour soigner un enfant après des journées absolument éreintantes. Des personnes sans argent, sans moyens, avec un guérisseur local plus ou moins compétent, à mille lieux de tout secours, aux prises avec des difficultés inimaginables pour nous occidentaux, sont capables de se secourir, de s’organiser, d’inventer sans cesse comment survivre, et ce depuis des millénaires,  …. cela m’a ouvert les yeux, et le cœur. 

Certaines pratiques, même chez nous, sont considérées comme strictement magiques car non validées scientifiquement, quel est votre point de vue après toutes ces rencontres ?

Il est urgent de sortir de la défiance. Ce qui ne signifie pas qu’autrement ou ailleurs est mieux. J’ai vu dans tous ces voyages des gens, qui ont comme moi, un savoir, une formation, des dons, ce n’est pas à moi de juger si elle est suffisante ;  j’ai vu beaucoup de praticiens soignent honnêtement, faire de leur mieux. J’ai vu des patients revenir de la ville se soigner avec eux, d’autres ne pas avoir le choix. Mais il est clair que moins on connait, plus on se méfie, et donc que plus on connaît, moins on se méfie, cela est salutaire. Dans ces sociétés, il faut quand même réaliser que si le médecine-man ne sait pas soigner, s’il n’obtient pas de résultat, il disparaît, la valeur empirique peut être une preuve, notre système de validation n’est pas adapté à ces formules si complexes.   Mais il faut accepter, sans préjuger, de voir des choses qui dérangent : en Afrique du Sud, une guérisseuse zoulou qui soigne par les plantes, et parfois avec des parties d’animaux, cherche d’abord et toujours la réconciliation  avec les ancêtres ; pour elle, si une personne tombe malade, c’est qu’elle a déplu aux ancêtres, son rôle est de communiquer avec eux  pour rétablir l’ordre qui a été bousculé. Ce n’est pas n’importe quoi, sauf pour l’ignorant et le borné. Mais cela demande un gros effort de ne pas considérer cette prise en charge comme de l’esbroufe. Le rituel est très important, nous, les Occidentaux,  l’avons un peu trop oublié, et nous en payons le prix. En plus, il n’est pas facile d’interroger les soignants.  Leurs réponses peuvent également déstabiliser :  je dois le faire ainsi, c’est ainsi que j’ai appris, ou je ne dois pas le dire. Qui sommes-nous, pour la plupart totalement coupés de notre environnement, parfois même de notre être profond, happés par la consommation à outrance,  sourds au langage de nos cellules qui elles savent tout de l’évolution qu’elles ont imprimées au cœur d’elles-mêmes,  pour juger ?  J’ai grandi très près de la nature, c’est sans doute pour cela que ce langage m’attire et peut m’atteindre. 

Aujourd’hui pensez-vous qu’il y a une médecine ou des médecines ?

Il y a la santé et la maladie, et comme le définit l’OMS, la maladie est une partie de la santé. La santé ce n’est pas que l’absence de maladie, c’est bien plus que cela, c’est avoir envie d’aller vers les autres, envie de se lever le matin, être heureux d’être en vie.

Les gens peuvent présenter des bilans biologiques normaux et être cependant malades, souffrants.  Qui prend cela en charge chez nous ? un médecin formé par exemple à la médecine traditionnelle chinoise pourrait répondre : il est souffrant car ses énergies ne seront pas équilibrées ; toutes les médecines traditionnelles considèrent cette notion : on peut être guéri et malade à la fois. La souffrance ne se mesure pas, au mieux elle se dit, et pas toujours. La médecine de notre pays devrait l’intégrer, car savez-vous qu’aujourd’hui un décès sur sept est lié aux stress environnementaux ? Nous possédons des outils fantastiques, mais nous oublions de plus en plus les fondamentaux, c’est calamiteux pour tout le monde, le personnel soignant et les patients.

Vous êtes certainement resté sur votre faim ?

Ca vous pouvez le dire ! Je me lance, sans tarder, dans la saison 2 ! 

Raïssa Blankoff

https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Entrevues/Fiche.aspx?doc=medecine-d-ailleurs

« Médecines d’ailleurs », Coédition ARTE Editions/ la Martinière, 29 € 

Une sélection des films de la série documentaire « Médecines d’ailleurs » est également disponible en vidéo à la demande sur www.arteboutique – 4,99€ http://boutique.arte.tv/f9617-medecines_ailleurs